II

Chrones

 

 

 

¬ Ceux qui vous disent « pendant la vague, j’ai pensé à ceci et à cela » mentent. Quand elle passe, tu ne penses plus. Tu oublies ce que tu voulais faire, rêvais d’être, croyais pouvoir. Le corps seul répond. Et il répond ce qu’il peut. Il défèque, il se pisse dessus. Il se mange la bouche avec les dents, comme une viande. Il brûle ses tendons à crisper la sangle devant. Il bave. Après ? Après chacun dit ce qu’il veut, il raconte, elle étire, il introduit des mots, il fend ce qui n’est qu’un roc de peur brute… Ce que je pourrais moi vous dire – à vous, tas d’abrités blottis dans vos cages de pierre quand vous nous interrogerez du beau milieu de vos villages, là demain ou dans six jours – je vous vois déjà, les rescapés des puits confortables, des burons lissés à l’enduit, avec vos joues mûries de fin de soirée, oui, au soleil rougeaud qui brille dans vos verres transparents, à attendre qu’on vous dise, qu’on vernisse la blocaille de l’exploit, c’est que sous furvent… Mais n’en parlons plus. Sous furvent, il n’y a rien à dire. Juste survivre quand ça vient cogner à la porte du front – parce que ça n’enveloppe plus ni ne « submerge » ou autres mièvreries : ça frappe, à coups de Merlin, dans les fissures des os. Juste tenir – la nuque arquée – qui casse vers l’arrière – sous le choc. Tenir, voilà. C’est ce que je viens de faire. J’ai le bassin scié par la sangle.

— Ça va ?

— Morrff…

— Ça va, les gars ? Qui est blessé ? Répondez !

 

x Des borborygmes fusent, des grognements de bêtes tordues qui ébrouent leur fourrure après un déluge. Quelques rafales lavent encore la cuvette, dispersant un peu de sable, quelques trombes rouges sifflent sur le rebord, plongent et s’effilochent, mais le gros des vortex est passé. S’annonce un répit, peut-être d’une demi-heure, bien que je redoute les chrones qui vont se former dans la turbulence de sillage. Dans les grandes largeurs, ça s’est déroulé comme je l’espérais. Le pire n’est jamais sûr, diton, quoiqu’il s’en soit fallu de très peu. Le pire, il arrive avec la seconde lame.

— Oroshi… Oroshi ! Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est Aoi qui me secoue doucement par la manche. Son visage est vert clair. Elle a dénoué son turban pour aspirer un peu d’air mais aucune couleur n’a encore eu le courage de revenir irriguer cette peau qu’on lui envie, la plus souple et la mieux préservée de la horde. Même hébétée, elle conserve sa grâce et sa légèreté enfantine.

— Tu veux vraiment le détail ?

— Oui, je veux comprendre.

— Tu vois l’arête vive, là-haut, sur la crête ?

— Oui.

— Le flux a décollé au niveau de ce bord d’attaque pour recoller à peu près au milieu du Pack, à notre hauteur. Devant, ils étaient en relative dépression, aspirés vers la digue tandis que l’arrière de la horde subissait une pression maximale. La vague a rebondi au sol pour remonter sur la paroi aval de la cuvette, qu’elle a percutée de plein fouet.

— J’ai entendu une explosion…

— L’onde de choc s’est réverbérée dans notre dos, avec un effet de rotation dû à la forme arrondie de la doline. Nous n’avions déjà plus les pieds au sol, à cause du différentiel de pression, si bien que la contre-vague nous a catapultés en l’air. Sans les cordes, nous filions dans les nuages !

— Et là, qu’est-ce qui s’est passé ? Nous avons tourné et tourné dans les airs, j’ai failli perdre conscience !

— Nous avons été ballottés entre deux flux : le furvent et le rouleau turbulent de la contre-vague. Tout le triangle de la horde a pivoté sur lui-même, apparemment deux fois, si l’on s’en tient aux cordes, pour finalement retomber sur ses pieds.

 

‹› Elle avait tout prévu. Je l’admire tellement.

— Tu savais que ça allait se passer comme ça. C’est grâce à toi si nous sommes encore vivantes.

 

x Elle m’embrasse sur la joue. Je ne savais rien, Aoi. Empiriquement, j’ai tâché d’équilibrer vague et contrevague, sans anticiper assez le différentiel de pression, et surtout sans imaginer que notre grappe humaine de deux tonnes allait flotter au vent à la manière d’une écoufle au bout d’une corde. Qu’aurait dit de ça mon maître ? Aéroshi, le hasard fait-il partie du talent ? Et puis juste après, avec son sourire fermant : « Mais le hasard est un allié aussi fugitif que mortel. Il te tue avec la même facilité qu’il te sauve. Apprends à réduire ce fauve à la dimension d’un chat. Circonscris la turbulence. Les meilleurs aéromaîtres caressent un chaton et jouent à la pelote avec lui. Un chaton, Aéroshi, pas un tigre. »

— Y a des blessés ? maugrée Golgoth.

— Coriolis a la cheville cassée !

— Entorse ou cassée ?

— Cassée.

— La putain…

— Il faudra l’attacher directement à l’anneau, avec les traîneaux. Qui d’autre ?

— Les Dubka pissent le sang !

— Ça va, pas de problème, c’est juste du sable. On va bien !

 

π Ils rigolent, comme toujours. Ces frères-là rigoleraient les jambes brisées. Ils comparent leurs blessures et s’amusent à jeter du sable dessus. Rien ne les décourage, rien ne les effraie. Horst et Karst. Karst et Horst. Ka-Ho. Deux grands gamins joufflus. Indissociables, indémontables, les meilleurs ailiers qu’on puisse imaginer.

— Qui d’autre ?

— Sveziest s’est luxé l’épaule. Larco a la cuisse à vif. Salement !

— Et Silamphre !

— Quoi Silamphre ?

— Il a l’avant-bras fracturé !

— Léarch a pris des éclats de bois dans la poitrine.

— Poumons touchés ?

— Non, mais il jouit.

— Aoi, va t’en occuper ! Alme est surchargée. C’est tout les gars ?

 

) C’est tout. Comme presque tout le monde, je suis en état de choc, pâteux, sonné, j’ai la clavicule striée de silice à travers l’épaisseur de l’étoffe, jusqu’à la peau, et les cervicales qui ripent les unes sur les autres avec des craquements de galet. Mais je n’oserais jamais lever la main pour autant. Étrange à quel point la douleur des autres bute au rebord du partage, si proche que je sois de Silamphre (je me sens presque au chaud dans mes petites plaies, préservé, privilégié d’être à peu près intact). Voilà. Personne ne vivra vieux ici, croyez-moi, les vertèbres moins que les autres, tant l’arc de la colonne a plié avant de subir une torsion atroce. À un moment, j’ai cru que mon tronc allait pivoter totalement sur son axe. Il va falloir atteler Silamphre, lui faire un bras de bois – ce qui ne sera pas plus mal. Par contre, pour Coriolis…

 

(·) Il va y avoir des morts ! Des morts ou des blessés tellement graves qu’ils devront abandonner la horde, s’ils survivent à leurs fractures, aux hémorragies internes, celles que je ne pourrai pas stopper… Coriolis s’est brisé la malléole en retombant sur une pierre. Les tendons n’ont pas été touchés, mais l’os est fendu. Tout le monde n’a pas l’agilité d’un Arval ou d’un Caracole. Ces deux-là, on pourrait les jeter du ciel et les retourner dans tous les sens, ils retomberont toujours sur leurs pattes ! Certains savent se protéger d’instinct – d’autres ne comprennent rien à leur propre corps. Mais rien !

Finir ici, mourir alors qu’on pouvait quémander une place dans un puits, sans honte, et attendre ! Je soigne pour soulager, plus pour guérir. Tu vas crever, Alme. Une petite noix aplatie sur les dalles par le rouleau, nettement, crac, la boite crânienne, ouverte. Ce sera bien, rapide. Je ne panique plus depuis dix minutes, je n’ai plus de spasmes, je suis au-delà. Dans la certitude d’y passer.

Ω Une solide merde, ce furvent, de la soupe à grumeaux. À trente ans, ça m’aurait presque fait rigoler d’encaisser ça. Sur une quille. Deux doigts crochetés dans l’anneau. Pour dire l’honnête, ça a pas claqué si féroce devant : une grosse mornifle, un pet de gonzesse, rien. Un rot. Mais derrière, suffit de les regarder : ça s’est fait à la cognée. Ça a soulevé rageur dans la traîne, à poncer de la hanche et de l’épaule, à corroyer du plastron… Faut dire qu’ils ont tellement l’habitude d’être sous la couveuse dans le Pack qu’au moindre blaast, ça saigne du nez ! Mouchez-vous la truffe, les chiots : le costaud arrive ! Oroshi, on en dira ce qu’on veut, elle la ramène, elle pinaille… Mais sans sa tête chercheuse avec une éolienne dedans, on finissait tous à croquer du paveton dans la digue. Moi en tête. Casque ou pas. La contrevague, elle a vibré comme une cloche dans le sotch – et Erg qui voulait se caler tout près, à deux mètres des anneaux ! Vas-y, le combattant, montre-nous. Shlaaa ! Toute la horde crabouillée sur le granit. Ça aurait eu de la gueule pour notre légende : « 34e Horde, menée par le neuvième Golgoth. Avenir prometteur – excellente trace. Meurt connement écrasée contre un mur sur une erreur de lecture d’une cuvette. Enterrée avec les morceaux. » Salutations à la 35, à vous l’aval !

 

) Tout en replaçant une girouette sur son épaule, Oroshi s’est approchée de moi. Sa babéole n’en finissait pas de changer de cap : « Ils arrivent, m’a-t-elle dit, qu’est-ce qu’on fait ? » Elle sait bien que Golgoth ne bougera pas, que Pietro refuse d’en affronter la réalité et que les autres, soit les redoutent sans les connaître, soit les recherchent sans en comprendre les risques.

— Il y en a beaucoup ? Tu as eu le temps de monter au sommet du pharéole ?

— Disons des dizaines.

— Quelles tailles ?

— Les chrones les plus petits ont le volume d’un gorce. Les plus gros pourraient tenir dans la doline…

— Forme d’œuf ?

— Oui. Certains sont plus ronds, mais ils s’allongent en dérivant.

— Quelle vitesse ?

— Suffisamment lente pour les éviter, s’ils traversent le port. Mais je ne voudrais pas paniquer Alme qui est déjà sous le choc des blessés. Ni Aoi.

— Il faut en parler à Caracole…

— C’est déjà fait. Il dit qu’il peut en déchiffrer certains, par leurs couleurs. Parfois au son ou à l’odeur.

— Et toi ?

— Mon maître m’avait appris à lire certains glyphes récurrents, sur leur enveloppe, mais rien ne remplace l’expérience… Et… toi ?

— Moi je ne suis qu’un scribe.

— Sov…

— Tout ce que je sais vient des carnets de contre. Pas une horde qui n’en ait parlé, tu t’en doutes. Chacune avait sa théorie, ses certitudes, ses conseils… Sauf qu’on n’a jamais récupéré les carnets des hordes qui en sont mortes ! Ça limite l’intérêt de mon savoir. Je peux repérer les chrones purement physiques, les plus simples, et encore…

— Voilà les premiers…

Laissant les autres à leurs soins, nous grimpons sur le pourtour de la doline. Sur la plaine, dans un halo de poudre rouge, parmi les dunes et les creux, ils émergent de tous les points de la ligne d’horizon, sans ordre intelligible, épars et progressivement, à la façon de cumulus lissés et mats, qui seraient sortis d’une boucle dérobée du vent. Des points argentés, pas plus gros qu’un ballon, se forment également et se délient…

— On dirait une armée…

— Une horde, mais sans un Golgoth pour l’unifier…

— Plutôt sans Pietro et toi… C’est vous qui assurez l’unité du groupe.

Si le vent a recommencé à forcir, son influence paraît nulle sur l’allure du chrone qui s’approche de nous à la vitesse d’un pas humain, guère plus. Il est à moins d’une centaine de mètres maintenant. Une angoisse s’instaure, elle monte à le regarder silencieusement glisser dans notre direction, avec sa forme de bulbe, de cocon oblong aux parois flottantes qui étanchent la lumière… Alentour du chrone, le vent comme se tait, le son se dissout et s’éteint. C’est une forme de silence épais qui dérive, une présence sans visage ni morphe appropriable, mais dont on pressent physiquement la puissance.

— Laisse-le s’approcher…

Il est à présent à dix mètres de nous, je m’écarte ; Oroshi est plus courageuse, elle attend encore. Des rafales de sable filent à travers sa carapace et ressortent de l’autre côté en petites billes luisantes, mouillées, qui adhèrent à la terre. Oroshi a le même réflexe que moi, sans doute idiot, de jeter des poignées sur l’enveloppe du chrone. Les grains se cristallisent puis fondent à l’intérieur. De près, la surface n’a rien de très organique, elle ressemble plutôt à cette nappe de métal liquide, fluente, que Léarch obtient parfois à haute température dans son creuset. Rien qui donne envie, en tout cas, d’y risquer la main.

— Je jette une pierre ? demande Oroshi, bien que ce ne soit pas une question.

La pierre traverse le chrone comme de l’air et elle réapparaît intacte. Intacte ? Pour être précis, on dirait qu’elle sort d’un ruisseau.

— Remets-la à l’intérieur et attendons qu’il l’assimile…

Oroshi replace la pierre dans l’axe de dérive du chrone. Avec son allure de fantôme lourd, de cylindre fluide, le chrone passe devant nous… Il doit faire dans les cinq mètres de haut sur cinq de large et une trentaine de long. Et pour qui scrute attentivement, pour qui sait où porter le regard, il est couvert de glyphes, à moitié fondus dans le gris plomb des parois, des glyphes mouvants, comme tracés à l’instant, que je n’arrive décidément à rattacher à aucune écriture connue. Des bouts de courbe, des segments de traits, virevoltants et conjoints, suffisamment pour évoquer une volonté, à moins… À moins que j’y injecte, en humain, un sens qui n’y est pas, un dessin qui ne soit qu’un hasard de mouchetures et d’incisions… Sitôt la pierre à découvert, nous nous précipitons. Le résultat est dérangeant.

— Un convertisseur de règne ?

— Minéral-végétal ?

— Minéral-animal plutôt.

— Pourquoi ?

— Pour rien. Regarde la traînée derrière lui…

 

x Je me baisse. Bruissant est le sable, d’une manière qui me met mal à l’aise. Si Alme voyait ça…

— Il faut retourner en bas, Sov. Si un chrone plonge, il faut être là.

 

¿’ Hé, les frérots ! La longue ribambelle bouclée des nouveau-nés pondus par papa Vortex, viendez-y, dispersez votre magie sur la plaine, fascinez-nous ! Des cychrones, des psychrones, des chrotales à la louche, en vrac, par paquets de cinq, par flopées de douze, gris métallisé, rouge garance ou bleu courge, pour toutes les courses et les dégoûts, ne fuyez pas nous autres, pas encore ! Pas avant d’avoir tenté votre chance ! Du possible, sinon j’esbroufe ! Que Sov, mon pote, et Aérochichi, l’élégante à girouette, analysent et mesurent – reste qu’il va falloir se les coltiner au corps à cuir, plonger dedans, passer la tête et voir où et qui, et en quoi ça se transforme, puisque le chrone, oui-da, précipite les devenirs ou accélère l’errance, tirez une carte… De science, point qui rassure sur leur nature, l’intuition seule, le toucher-la-couleur, parfois l’odeur, guidez-vous sur mon don, troubadour suis et plutôt jeune lanceur, de quoi donc ? De sorts et de sorties, j’ouvre la voix et je crie :

— Un chrone arrive ! Plein port ! Détachez le troupeau ! Les brebis sur les pentes ! Bêêêêêê !

 

) Dans le flot, ni Oroshi ni moi ne l’avions repéré, mais Caracole, si. Un œuf presque parfait de dix mètres de long, avec une gangue d’aspect rocailleux. Un indice ? Les hordiers qui s’étaient attachés se détachent, les mousquetons s’ouvrent et claquent, une partie du groupe s’approche précautionneusement de la masse – quoique personne aussi près que Caracole qui flatte le flanc du chrone avec la paume, sans toutefois oser plus. Inconsciemment, Pietro et Golgoth se sont tournés vers nous, Alme a reculé au fond de la cuvette, avec Aoi et quelques autres : l’autoursier, les Dubka, Sveziest… Sans hésiter, Carac a lancé son boo à travers le chrone. Le boo entre et ressort, trace un n court puis revient en retraversant la masse dans toute sa largeur, pour mourir dans les mains du troubadour. Caracole examine le bois poli avec une avidité de chercheur. L’attention tout entière se porte sur son visage de faune, que brouillent ses mèches volantes et ses mimiques. Il paraît d’abord surpris, puis dépassé, puis la clarté de sa joie explose :

— Je sais ! Enfin je crois.

— Dis voir !

— Devinez !

 

Quel trou-du-cul ! Je te pousse dans le chrone et après je devine !

 

π Est-ce qu’il peut comprendre, je ne dis pas accepter, juste comprendre qu’il existe des moments propices à la plaisanterie et d’autres… non ?

 

x Les glyphes sont quasiment figés. On les dirait gravés dans la gangue.

 

 Je l’adore. Il me fascine. Il est tellement tête brûlée, foutraque ! Si je dois y passer, je garderais au moins cette image en moi, sa vie libre, son rire. Il ne ressemble à personne.

— Trois… Deux… Un… Perdu ! C’est un pétrificateur !

 

x Il a raison. Bien vu.

 

) C’est la seconde fois que j’en vois un. La première, c’était un dessin dans un carnet de contre. Une horde qui avait perdu deux hommes, de nuit, statufiés dans leur sac de couchage. Même texture de l’enveloppe, même type de glyphes, hiératiques et brutaux.

— Coriolis ! Silamphre ! Yahou ! Vous êtes sauvés ! Venez vite !

 

 Je voudrais bien lui obéir mais je ne peux plus poser le pied au sol.

— Écartez-vous, laissez venir les pattes cassées ! Réparation immédiate et sans douleur ! Satisfait ou pétrifié !

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Que Silamphre place son bras à l’intérieur du crochrone : l’os sera ressoudé !

 

) Comme souvent avec Carac, nul ne sait où commence la farce, si seulement elle a commencé, et quand elle s’achèvera. Le sérieux reste chez lui indémêlable du jeu, cousu dans la même étoffe gestuelle et verbale, la même malice filante. Du troubadour, il offre l’incarnation la plus éclatée, le pur brio quotidien, infatigable… et fatigant. La scène où il se produit a la dimension de la Terre et son rideau de ciel ne ferme depuis longtemps plus. Plus grave est l’événement, plus fantasques ses écarts – et plus frivole l’attitude.

— Tu blagues encore ou…

— Faites-moi confiance ! Regardez donc le boo ! Les fibres se sont minéralisées !

— Et si c’était autre chose ? Tu jettes ton boo et hop, tu conclus !

 

x Alme a surmonté sa panique, elle fonce vers nous. Elle hurle :

— Il est hors de question d’enfourner les blessés dans cette… chose ! C’est du suicide !

— Alme, les os vont se reformer…

— Crois-y ! Le bras entier va se pétrifier ! La peau, les tendons, la chair, les nerfs, tout ! De la pierre ! À jamais !

 

 Caracole sourit de plus en plus largement, s’assombrit par vagues, sourit à nouveau. Je suis prête à essayer, s’il me le demande. Au point où j’en suis, à la prochaine vague, j’y reste de toute façon.

— Je ne pense pas. Le chrone est d’ordinaire sélectif. Il produit d’abord ses effets sur ce qui lui est structurellement proche, puis sur le reste, par cercles décroissants d’affinité. C’est une loi qui a presque toujours été vérifiée…

— « Presque toujours… » Oroshi ?! Comme on a « presque toujours » eu de la chance sous furvent ! Mais aujourd’hui ? Vous voulez vous débarrasser de Silamphre et de Coriolis ? En faire un tas de cailloux ?

— Le chrone agira sur les os en premier…

— On n’en sait rien, Alme a raison, intervient Pietro.

— C’est de la folie, Coriolis, n’y va pas !

— Caracole dit n’importe quoi, il fait son cirque, laissez tomber !

— N’importe quoi ? N’importe quoi ? Je dis n’importe quoi ?

 

π Le troubadour passa derrière Talweg et lui chipa son marteau. Il avisa une pierre plate, s’accroupit et posa sa main dessus. De l’autre, il tendit le marteau à Erg.

— Vas-y, frappe.

Erg le regarde, interloqué. Il a pris le marteau par réflexe.

— Vas-y ! Puisque je dis n’importe quoi.

— Arrête de déconner. Je vais t’éclater la main.

— Éclate ! Si je le fais moi-même, on croira que je triche.

— Je peux pas faire ça, Carac !

— Passe le marteau à quelqu’un d’autre. Dépêchez-vous, le chrone dérive et la seconde vague se prépare.

Tout le monde se regarde, effaré. Talweg, puis Sov essaient de le raisonner. En vain. On perd du temps, dangereusement. Nous devrions déjà être arrimés aux anneaux. La lumière s’obombre. Le chrone longe le bord de la doline…

— Vous commencez à me péter les burnes. Filez-moi ce marteau !

— Golgoth, n’entre pas dans son jeu !

— Je n’entre pas dans son jeu, j’en sors.

Golgoth arrache presque le marteau des mains d’Erg, il écarte tout le monde du bras et s’accroupit à côté de Caracole qui tient sa main bien à plat sur la pierre.

— Quel os ?

— Les phalanges du majeur et de l’index, Golgothine.

— Déconnez pas !

 

 Le son est mat et très pur. Golgoth n’a pas hésité une demi-mesure. Il a fracassé les doigts de Caracole. Le troubadour se roule de douleur dans le sable.

— Débiles, vous êtes débiles !

Il se relève et titube jusqu’au chrone. Avec un visible effort, il replie ses trois doigts valides et trempe index et majeur dans la paroi du chrone. Trente secondes plus tard, il retire sa main. Il a repris le sourire. Il articule un « Regardez ! » et ouvre ses deux doigts, en signe de victoire. Il n’y a plus à hésiter, je m’avance et j’enfonce mon avant-bras.

— Silamphre, attends !

— Vos gueules, ce n’est pas votre bras, alors bouclez-la !

Ma première sensation nette est d’avoir mis le bras dans un trou de glace. J’ai les pires difficultés à le maintenir à l’équerre. Sov m’aide. Il transpire autant que moi. Les parois ondulent, coulissent devant mes yeux. Quel silence ! Même les mots de Sov s’étouffent, m’arrivent d’à travers un rideau de velours. « Attention… pas mettre… coude » insiste-t-il. À l’intérieur, mon membre est hors de vision, ma chair me donne l’impression d’être transpercée par un flux de givre, j’ai envie de retirer le bras « pas encore » répète Sov, je n’arrive plus à bouger le coude, ma fracture cesse de me lancer, d’agiter ses aiguilles, ça durcit dans l’aubier du bras, comme si l’on y glissait une barre de fer…

— Sors-le, sors ton bras maintenant ! Je le retire. Ma peau est pailletée. Sans même m’en rendre compte, je secoue le bras, pour le réchauffer, je le tâte, le sang revient doucement l’irriguer.

— Alors ?

— Alors je crois que… c’est ressoudé !

 

x Puis ce fut le tour de Coriolis, portée par quatre mâles diligents, dont la malléole ressortit recalcifiée. Très bien : elle tenait à nouveau sur ses jambes, suffisamment pour prendre la seconde vague debout. À l’évidence, nous n’étions pas prêts mentalement à la subir. J’avais beau examiner la doline, recalculer ses dimensions, interpoler l’inclinaison et les ruptures de pente, simuler l’écoulement local, je butais sur l’ampleur du vortex qui allait nous aspirer. Sur quel axe giratoire ? À quelle vélocité ? Jusqu’où ? Les autres attendaient mes instructions avec confiance, Golgoth m’avait entièrement délégué le contre mais, au fond, je savais à quel point mes choix n’étaient qu’une passerelle, avec trois câbles théoriques, jetée sur le chaos. Avoir trouvé ce port était un miracle, certes. Un solide piège aussi.

— Toute la horde en place. Préparez-vous ! Nous allons complètement changer de formation. Léarch, peux-tu nous sortir deux piquets de fer ? Erg, tu l’aides à les enfoncer le plus profond possible, en ces deux points, ici et là. Les autres, dix cordes cette fois-ci, remplacez celles qui ont souffert. Vous vous placez en lance-pierres.

— En quoi ?!

— En lance-pierres ! Vous avez été formés où ? À Aberlaas ou dans la brousse ? Nous allons essayer de limiter le pendule et les vrilles !

 

) Les chrones ont assuré une bonne diversion finalement, ils ont trompé la peur et dispersé l’anxiété. Mais maintenant que nous sommes à nouveau attachés, elle revient, viscérale. La stratégie d’Oroshi est sans doute la meilleure pour le groupe, elle est la pire pour nous, le Fer. Je crois comprendre ce qu’elle espère : le V du lance-pierres va canaliser l’écoulement dans l’axe de Golgoth, mettre en tension le Pack et ainsi limiter l’errance latérale. Soit… Mais à trente mètres de la digue, debout, sans être abrités par quiconque, nous allons être massacrés par la vague. Je ne m’imagine pas la suite. On ne peut pas imaginer sa mort, je me projette déjà, après le furvent, demain, vers le prochain village où l’on s’arrêtera un peu, je pense à Aoi et à Coriolis, pas à la souffrance. À elles. La petite goutte, la petite larme vivante, brillante ; et la torche bleue, boudeuse parfois, mais dont chaque mouvement brûle, doucement.

Alme a été chercher des bonnets de cuir matelassés. Elle m’en enfonce deux superposés et me bande le tronc avec un haïk, en y intercalant des lattes de bois. Pietro en demande quatre pour ses avant-bras, jette les lattes brisées et verrouille d’une main sa minerve sur son cou entaillé. Je me retourne : au fond du lance-pierres, en bout de corde, Golgoth a sanglé son casque aux aisselles et à son armure en peau de gorce, Alme s’approche, il la repousse d’un grognement. Il sait ce qui l’attend : il a déjà creusé ses trous d’appui pour les pieds, étiré sa nuque dans toutes les directions, pivoté ses épaules et ses hanches. Je n’ose imaginer ce que ce serait de perdre Golgoth. Si énorme est sa volonté, il est si terriblement concentré, si totalement la Trace… L’esprit de la Horde, qui l’a, à cette densité, dans son sang ? Qui y croit avec cette fureur, avec cette foi crue comme le Goth, neuvième de sa lignée – et de l’avis de tous (les hordonnateurs qui l’ont formé aussi bien que les sages qui ont vu contrer son père et son grand-père), le meilleur ? Personne, il le sait. Et en même temps ronge en lui ce doute carnassier : son frère, son frère mort à six ans, l’aîné, le surdoué. Je fais partie de la horde, moi Sov, fils de croc, Pietro, Erg ou Firost, Sveziest, nous tous. Mais lui, Golgoth, n’en fait pas partie. Non. Il est la Horde.

— Elle arrive !

— Je vous aime, crie Coriolis.

 

 

Ω À quoi bon raconter ? Vous autres, les abricots, vous n’y comprendrez jamais rien. Vous vous branlez sur nos vies dans vos burons, avec l’éolienne qui ronronne au-dessus de vos têtes chevelues, et vous nous enviez. Oubliez-moi. Oubliez-nous. Le blaast a explosé. Au son, j’ai su que ça serait hors norme. Un torrent de pierre, en plein tronc. Pas du sable, pas du gravillonnant qui rainure le plastron : de la boulasse. Du cogne-dur. Alme chiale en me regardant. Moi je ne me regarde pas. Je pisse le sang par les oreilles, à genoux, tabassé, j’essaie de respirer, une brique d’air après l’autre… Sans l’armure de cuir, sans mon casque, le meilleur de toute l’histoire des Hordes, ancrez-le, le casque des casques, un monstre de résistance et d’amorti, sans les protège-cuisses, les coques, les coudières en bois, complètement fracassées, j’étais mort. Les piquets de fer ont sauté, ils ont voltigé dans le paquet, deux cordes ont lâché devant, on a été balourdés contre le rebord du sotch, labourés axial, retournés, blindés… Y avait plus personne, je vous le dis, moi pas plus qu’un autre ! J’ai senti la grande faucheuse qui me bastonnait à coups de manche dans le thorax et qui me disait : là, Golgo, c’est fini, ouvre ton casque, allonge, je suis venue te chercher… Viens rejoindre ton frangin, il a pas fait mieux. Il t’attend, le morveux, depuis trente-quatre ans maintenant…

 

x « Un chaton, Oroshi, pas un tigre. » La cuvette est mouchetée de sang. Sans le matelas de sable, les rabattants nous auraient brisés en morceaux. La disposition en lance-pierres nous a évité le pire. Le flux laminaire, Vent soit loué, est bel et bien resté dominant sur les turbulences. Ça nous a sauvés. Mais à quel prix pour Golgoth… À quel prix pour Firost, Sov et Pietro… Ils ont décliqué leurs mousquetons et ils gisent à terre. Sov est entaillé sur tout le flanc droit. Ses plaies sont injectées de sable et d’éclats. Aoi s’en occupe. Pietro a l’épaule droite luxée. Il a dû percuter une souche lors d’un pendule. Alme va la lui remettre, ainsi qu’elle l’a fait pour Sveziest tout à l’heure. Seuls les trois premiers rangs ont été relativement épargnés : prévisible. Ce sont eux que je mettrai en première ligne pour la troisième vague.

 

 Il y eut à nouveau des chrones qui saluèrent et se retirèrent (en douce), mais je ne reconnus aucun pote. Des arbres furent refleuris ou recrachés secs, d’autres engrossés de chats, des cactées surgirent du sable pêle-mêle, des chars à voile firent coucou, des animaux du genre furtif laissèrent quelques traces impossibles. Pour épatant que ça vous paraisse, ce n’est rien en comparaison de ce qu’ils font (les meilleurs) là-haut. Parole de Larco ! Eux, les muages, ils créent à partir de rien, de vent pur, d’un peu d’air et d’eau (de lumière), ils façonnent des étoiles, des lunes planquées dans la voûte, ils t’inventent le temps qu’il fera, ils font pousser des forêts sur des couches de brume, et de vaisseaux (sans voiles, tout confort) qui nous larguent discrètement du gibier quand ils nous savent bredouilles à la chasse.

Il y eut aussi la troisième vague (moins féroce) que nous avons contrée en arc, avec Sov, Golgoth et Pietro attachés aux anneaux (comme de la viande fraîche). Les pauvres, ils avaient foutrement dérouillé, une galerie de plaies. Oroshi, inutile de vous faire un dessin (Si ? Insistez alors !), aura prouvé (une bonne fois) ce que nous savions : qu’aéromaître est un art qui se bricole autant qu’il s’apprend et qu’elle est infiniment digne de son rang (enfin, pour ce que j’en sais… Je dis ça pour frimer). Vous vous en foutez là-haut, les muages, vous baillez du brouillard ? Vous voulez décidément un dessin ? Le voilà :

 

La Horde du Contrevent
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